1ère partie, par Charlotte Dereppe
Au risque de décevoir, il n’y a à l’origine de ma vocation aucune histoire personnelle de funérailles
particulièrement ratées ou réussies. Pas de volonté de révolutionner un secteur que j’estimerais non
suffisant – au contraire, j’y ai rencontré des gens biens. Pas non plus de velléités à offrir « autre
chose » - bien qu’en effet, nos services ne correspondent pas à ce qu’on trouve habituellement.
Ce qui m’a amenée à choisir cette activité est beaucoup plus simple : c’est une intuition. L’écouter et
la suivre, c’est ça qui est moins simple. Surtout quand il s’agit de quelque chose d’aussi « fou » que de se lancer dans le funéraire.
Je ne vais donc pas vous raconter de genèse ou de mythe fondateur. Mais je peux tout de même
expliquer le contexte dans lequel mon intuition a pointé le bout de son nez. Car ce contexte a eu un
rôle dans mon cheminement.
Après de longues années de travail dans les droits fondamentaux, je me suis retrouvée à la tête
d’une importante institution publique. Cette position privilégiée m’a donné à voir l’engagement
sincère et intelligent de nombreuses personnes. Mais j’ai aussi été témoin de jeux de pouvoir,
charriant leur lot de bassesses et de manigances. Celles-ci ont finalement eu raison de moi.
Constater ce que le pouvoir peut occasionner de dégâts sur les individus qui en sont investi m’a
rappelé la phrase que prononçaient dans la Rome antique les esclaves aux dignitaires en plein
triomphe. Memento mori. Souviens-toi que tu vas mourir.
Cette locution aura eu sur moi à ce moment-là l’effet thérapeutique voulu, m’apportant lucidité sur
les responsabilités que j’exerçais.
D’autre part, elle m’a aussi aidée à lutter contre le dégout de l’humain que peut instiller toute
l’injustice vécue et observée. Memento mori. C’est aussi le rappel de nos fondamentaux, nous
sommes égaux face à la mort.
De là est venue l’intuition qui, de lectures en rencontres, m’a amenée à comprendre la place qui
pouvait être la mienne - auprès des vivant·e·s et des mort·e·s. En me formant, j’ai rencontré des
situations bouleversantes d’humanité, qui ne peuvent que réconcilier.
Comme celle-ci, car il faut tout de même une belle histoire à défaut d’être la mienne. C’était un jour
de mai. Au cimetière de Bruxelles, on enterrait Simone. Elle avait 74 ans. Elle vivait dans une maison
de repos. De son passé on ne saura rien. On sait uniquement qu’aucun proche ne s’est manifesté et
qu’elle ne survivait que grâce à l’aide publique. C’était le printemps, et le vent soufflait légèrement
sur les rayons de soleil qui réchauffaient le carré des indigent·e·s. Peut-être le plus beau coin du
cimetière, l’argent l’ayant déserté c’est la végétation qui y tient le rôle principal. On s’attendait à un
enterrement sans personne d’autre que les employé·e·s du cimetière. Pourtant arrivent trois
femmes entre deux âges. Joyeuses et bavardes, elles nous saluent rapidement avec un air
d’habituées et se demandent s’il faut pour Simone un « Notre Père » ou pas. « Mais oui, rappelle-toi,
elle avait une icône dans son armoire, Simone ». Le « Notre Père » est entonné sans larmes ni
conviction. Un bouquet de roses est déposé avec tendresse au bord de la fosse. Un aurevoir est
prononcé et la petite troupe s’apprête à quitter les lieux. La curiosité me pousse à aborder ces trois
dames. Elles sont aides-soignantes dans l’établissement public où Simone a terminé ses jours. Elles
sont là sur leur jour de congé, « parce que c’est normal », « on l’aimait bien Simone », « mais on
vient pour toutes les personnes seules, même les affreuses, hein ». Leurs rires à la cantonade
s’éloignent et me laissent au bord de l’existence de Simone, cette existence qui aura changer la
mienne. C’est à ce moment que mon intuition prend corps. Alors que je testais mon intuition à
l’épreuve du quotidien en observant des cérémonies de funérailles, c’est celle de Simone qui m’a
donné la confiance dont je manquais. Merci à elle et aux trois aides-soignantes qui étaient là. Avec
elles, mon intuition est passé au stade de la conviction : je veillerai à soigner les morts pour guérir les
vivants*.
*Merci à Magali Molinié pour son titre, et son ouvrage fabuleux.
Musique associée :
lien vers Spotify
Michael Kiwanuka : Home Again