Je me souviens très précisément du premier décès intervenu dans ma vie, vers l’âge de 5 ou 6 ans. Je
me souviens avoir appris en cette occasion ce qu’était « la mort » et ce qu’elle entraînait sur son
passage dans une famille. C’est à partir de ce moment qu’est né en moi un grand questionnement
qui ne m’a jamais réellement lâchée.
La position observatrice de l’enfance a laissé place à l’engagement de l’adolescence. Et pour moi ce
fut dans le mouvement gothique, avec tout le décorum funèbre qui va avec. Aujourd’hui je regarde
avec tendresse cette période et remercie mon moi d’alors d’avoir exploré cette dimension. À mes
yeux, la recherche de style n’était pas funeste mais plutôt une manière d’intégrer la mortalité dans
l’existence. Un genre de vanité appliquée à mon quotidien d’ado dans une ville française moyenne,
s’y prêtant par ailleurs parfaitement grâce à toutes les traces médiévales qui la jalonnent.
À cette époque également je regardais la série « Six Feet Under », qui m’a marquée (je la
recommande toujours aujourd’hui). C’était le début d’internet. Je me souviens avoir cherché des
informations pour devenir, comme la famille Fisher, thanatopractrice. Les témoignages trouvés
faisaient consensus : ce n’est pas un métier pour les femmes. Du haut de mes 15 ou 16 ans, j’ai laissé
tomber. Et me suis dirigée vers des études de photo, de vidéo, et de stylisme. Dans mon travail
artistique, subrepticement se trouvait pourtant encore et toujours l’esthétique de la mort, des rites,
de ce qui reste, du vide…
J’ai photographié énormément dans les cimetières ou les crématoriums. J’ai fait une série
gigantesque de photos de portraits funéraires, ces petites céramiques que l’on trouve sur les
tombes. Je constituais ainsi une sorte de trombinoscope de centaines de visages d’inconnus qui me
devenaient familiers. J’ai découvert en faisant ce projet que je développais une connivence avec feu
ces inconnus. Je voulais qu’ils continuent d’exister, à leur manière, même s’ils avaient quitté ou
plutôt rejoint la terre. Un nom et des dates, quelques fleurs artificielles décolorées, un petit chien en
céramique sur la tombe : comment deviner à partir de ça qui était cette personne ? Comment
réduire sa vie entière, tout ce qu’elle comportait de réel et d’unique, en un portrait apposé sur une
tombe ?
Après mes études d’art à Paris, j’ai décidé d’emménager à Bruxelles pour les opportunités de sa
scène culturelle. J’ai enchaîné des petits boulots mais j’étais frustrée et un peu perdue quant à mon
avenir. Il me fallait un plan B, un métier qui me plaise et qui soit viable financièrement. J’ai
littéralement tapé dans Google « formations pour adulte Bruxelles ». Le premier résultat était «
Entrepreneur de pompes funèbres ». Ça a fait tilt ! Evidemment, c’est ça que je devais faire.
Plus jeune j’avais baissé les bras à l’idée d’un milieu exclusif et masculin mais cette fois ça
m’importait peu. Je me suis inscrite et j’ai commencé la formation. On y apprenait essentiellement
les aspects administratifs du métier. Les formateurs étaient tous des hommes en fin de carrière ou
retraités du milieu des pompes funèbres. Non seulement ça ne faisait pas vraiment rêver, mais en
plus il fallait résister à des considérations décourageantes.
On nous a par exemple très vite dit que
les femmes seraient probablement reléguées au rang de secrétaire (par ailleurs, très peu courtois
envers les secrétaires dont le métier peut aussi être une passion !). Je me suis quand même
accrochée, car sous couvert de cette formation j’avais accès à un stage en entreprise. C’est là que la
véritable aventure a commencé.
Enfin pas tout de suite… Car si la formation n’insuffle pas la
confiance en soi, il m’a fallu compter aussi sur la providence pour trouver un endroit où apprendre.
Toutes les entreprises que je contactais me fermaient la porte au nez dès que ma condition de jeune
femme était révélée. De manière moins genrée, j’ai compris plus tard qu’il y avait aussi la peur de
former de potentiels concurrents. J’appelle une énième entreprise et je tombe sur une femme
adorable.
J’arrive au bon moment me dit-elle, car le patron part à la pension et un employé est en
congé maladie. Ils m’ont embauchée sur le champ, d’abord comme stagiaire puis rapidement
comme salariée. J’ai tout appris là-bas, j’ai eu la chance de tomber sur une entreprise super riche de
connaissances et d’expérience. Il y avait un esprit familial. Un an après mon arrivée l’entreprise a été
revendue à un groupe international et les choses ont changé doucement mais sûrement.
Durant mon apprentissage, j’ai redécouvert la même passion que j’avais eue en photographiant les
portraits funéraires. Mais cette fois j’avais enfin accès à la connaissance des défunts. À travers les
récits et les émotions de leurs proches et en étant la dernière personne à s’occuper d’eux, j’avais un
aperçu de leur existence et de leur transition de vivant à défunt. J’ai découvert le sentiment de
privilège, qui ne m’a jamais quittée, d’être la personne sur laquelle les proches peuvent compter,
nuit et jour, dans ce moment très particulier. C’est un métier qui demande une dévotion et une
empathie immense, deux qualités qui m’avaient auparavant desservie et qui enfin étaient
reconnues.
Avant d’être conseillère funéraire, j’avais une idée théorique de ce qu’étaient la mort, le deuil… À
travers mon métier, j’ai découvert les aspects concrets, ancrés. On revient à quelque chose de
l’ordre du vivant, du quotidien. Les funérailles, c’est un évènement vivant. Ce n’est pas un moment
obscur ou fuyant. Au contraire il est intimement lié à la fin de vie, à l’après décès, au deuil et au
travail que les proches feront après les funérailles. C’est d’ailleurs une chose qui me manquait avant
de monter les Funérailles Lavoisier, le fait de ne plus avoir de nouvelles des familles après les avoir
accompagnées dans un moment aussi intense.
Pour une série de raisons dont celle-ci, j’ai décidé après 7 ans de salariat de monter ma propre
entreprise. En plaçant au centre l’amour du métier et la qualité du service, l’approche personnalisée
et l’ambiance apaisée. On veille à ce que le commerce ne prenne pas le pas sur le cœur de métier.
C’est aussi pour cela que la coopérative est la forme qui convient le mieux à mes valeurs dans le
secteur du funéraire.
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Anna von Hausswolff : Red Sun